De l’outil vient, advient et vit l’image. Et inversement. C’est une interdépendance essentielle et primordiale… Vitale. De la sanguine et du graphite, compacts ou poudreux, naît et grandit le fragment: cette cassure, cette faille dans nos faux présents, car lacunaires, leurres d'une totalité et d’une vérité improbables. Ces bouts de soi passés mais bien là, qui font, incarnent et constituent l’histoire de chacun, sa densité toute humaine et fragile, son épaisseur intime et temporelle: ils répondent et correspondent à celles du dessin même. D’où le temps d’exécution de chaque pièce, son étirement maximal jusqu’à l’épuisement du sujet autant que du corps à l'œuvre... à l'atelier, au bout des doigts comme en tête. Là où “figurer”, “représenter” le corps, en s’éloignant de la tentation du portrait ou de la narration,signifierait, littéralement, rendre présent: l’être et sa désolation, son effroi et sa tendresse, sa fureur et sa douceur...la peau de ses secrets. Pour que, peut-être, ils se constituent en un volume d’intimité pour le regardeur comme pour moi, qu’ils deviennent palpables à l'œil…  septembre 2021

 

"Sacré Rouge… : La Perte et le Sablier "– notes de travail ou dessins accompagnés ...


Je n’aime pas les papiers lisses. Je les préfère épais, granuleux : il faut qu’ils accrochent la mine, lui opposent une résistance, imposent leur marque. La virginité de certaines feuilles me répugne. Ou peut-être est-ce leur silence qui m’empêche d’avancer. Le silence qui ne laisse deviner aucune ossature, ne cache aucun squelette : je dois être appelée à déposer les pigments pour découvrir ce que cache la feuille. Ce qu’elle a perdu, je dois le retrouver. Seul le dessin permet une confrontation aussi directe entre un unique matériau et un unique support, aussi modestes l’un que l’autre. Limiter au maximum les outils : humilité des moyens = rester léger pour compter à l’infini les Infimes… Avancer en équilibre sur un fil coupant, celui de la lisibilité, qui tranche dans le superflu, tente de marquer sa frontière avec le Littéral…Il ne faudrait pas céder au spectateur : je sais qu’il voudrait que je le rassure ; mais il n’y aura pas de titre clair, pas de dispositif redondant d’appel au réel, pas d’indication ou de mode d’emploi. Les concessions doivent cesser, plier, se mettre à genoux devant la rigueur du dessin et ma propre errance. Dessiner, c’est s’affranchir d’une certaine forme de temps : activité de retrait, d’astreinte, de dégagement. Vers la tranquillité et vers la folie : poser les limites spatiales et le calendrier graphique de son propre désert.
Silence. Creuser sans fin, comme dans Le terrier, et finir pas rencontrer Ses résonances. Il y a-t-il autre chose à faire ? L’efficacité ne me mène nulle part ; lenteur et rapidité ne sont plus que des concepts évasifs et vains. Le Rouge n’est peut-être pas une couleur : et si c’était plutôt un son ? Une matière ? Une texture stridente ? Un goût ? Une odeur ? Grain à grain, point par point, marque à marque : le Rouge devient le cri du Coq, l’heure où les fantômes nocturnes peuvent mourir. Le Rouge n’est pas philanthrope. Misanthrope ? Non. Assagir la main, la dompter, lui faire accepter le Rouge. Dissolution des yeux dans les lacs écarlates de la feuille ; le regard se brouille et l’esprit, désorienté de tant de points, de secondes, de pigments, de tous ces sons…l’esprit vibre et tremble au fil des heures. Pourtant la main reste plutôt ferme. Colonie d’aiguilles rouges. Œil transparent – transpercé – dissolu. Morsure. Cils et paupières rongés, crampes dans les doigts.
Epines dans le dos, aujourd’hui. La pupille ne parvient pas à s’installer ici : les surfaces sont secouées de spasmes colorés ; elles grognent. TRAVERSER Ce travail, pourtant, n’est pas inutile. Difficile ? Un peu. Mais surtout : il s’obstine, abominable et délicieux, aux limites de l’inepte. Sans profit. Long et lent. Ailleurs. Rouge froid, glaçant ; perçant. Il siffle. Parfois, chauffe-t-il ? Tout ce dégoût et ces transpirations de Temps, sans pitié : Rouge primitif…L’idée d’en démordre m’embarrasse plus que la possibilité de continuer. Extraire le « je » des organes abrasifs du temps – le pousser plus loin, vers une mémoire-nappe, un sac. Ce dessin comme une bassine Rouge, une gifle lente. Une gifle lente une gifle lente une gifle lente une gifle lente une gifle lente une gifle lente une gifle lente une gifle lente une gifle lente une gifle lente une gifle lente une gifle lente une gifle. Joues peintes en boue de sang. S’imbiber d’un caprice engourdi et coloré. Coloriage ? Voici la couleur dans sa valise : un bagage d’existence. Reprendre le crayon = moment immergé de la brasse coulée, plénitude angoissée et nécessaire – l’instant où il va falloir à nouveau respirer, reprendre de l’air et replonger. Renaître au dehors. Recommencer. Des centaines de milliers de longueurs dans la piscine Rouge. Le jour baisse : le Rouge vibre différemment sous cette ampoule qui pisse sa lumière jaune sur la feuille. Il prend une allure grimaçante, orangée. Il m’aveugle. Couvrir les bruits du Polychrome 121 par les voix de la radio : ce grincement interfère avec le bruit du Rouge. Les paroles du poste se posent sur le frottement, dissimulent les sons d’insecte de la mine-pic taillée à sa pointe maximale. Elle pourrait pénétrer une veine. Alors, Rouge : veux-tu dire plus loin que toi-même ? Dévisager quelques apparences tout en baissant les yeux ? Qu’espères-tu distinguer au juste ? Un puzzle, une machination ou un dépeçage en règles d’or ? Il y a-t-il alentours un chaos que tu rêverais maîtriser ? Comptes-tu les grains de sable de ta plage sur cette feuille ? Te voilà bien démuni. Mais vient la sédimentation… En toute liberté : édifier la Perte. 
 

Série des « dessins rouges » 

 Chaque dessin suppose un travail très lent, très long, et mobilise presque toutes mes forces, physiques et mentales. Il s’attache à un fragment corporel contenant le moins d’informations possibles, mais pas abstrait non plus, pour tenter de donner à l’image la plus grande force métonymique (ou synecdotique?) possible. Dans certaines œuvres, comme celle de Roman Opalka , le passage du temps se trouve incarné par une sorte de compteur fait de signes qui marquent l’inéluctable. Le spectateur est alors convié à une expérience diachronique : il s’agit de prendre la mesure d’une durée, par la signification du passage du temps, appréhendé dans sa dimension évolutive. Suivre un fil…Petit à petit… Mes derniers travaux se dirigent vers le contraire : chercher la disparition de la ligne dans la « matière », le « grain » ; tendre à une dissolution, une dispersion synchronique de l’œil et de l’esprit , des nerfs et des émotions, dans un temps indéterminable et interminable, indéfini et infini. Le dessin deviendrait un espace qui enveloppe tout en égarant. La ligne, le trait, doivent donc s’absenter, s’évaporer dans l’image et brouiller les repères de lecture en empêchant une progression linéaire du regard…Les dessins rouges expriment un temps diffus, qui s’étire et se rétracte sans cesse dans et par la couleur. Ils voudraient susciter un état d’immersion détaché de toute unité de mesure, dépourvu de chronologie… Pourquoi seul CE rouge me semble-t-il capable de traduire cette perte de soi et du temps ? Ses « pouvoirs » sensoriels (olfactifs, tactiles, sonores…) peut-être. ..Je ne sais pas. Mais au fur et à mesure qu’avance cette série, il devient évident que les pièces devront être, dans leur présentation, accrochées éloignées les unes des autres ; sinon, l’œil se laisse distraire. Il s’échappe vers l’image la plus proche, alors que j’aimerais qu’il ne trouve aucune issue… (2008) 

 

Le Dessin : l’incontournable catégorique, l’indispensable suffisant…


« Je propose à chacun l’ouverture de trappes intérieures, un voyage dans l’épaisseur des choses, une invasion de qualités, une révolution ou une subversion comparable à celle qu’opère la charrue ou la pelle, lorsque, tout à coup et pour la première fois, sont mises au jour des millions de parcelles, de paillettes, de racines, de vers et de petites bêtes jusqu’alors enfouies. O ressources infinies de l’épaisseur des choses, rendues par les ressources infinies de l’épaisseur sémantique des mots ! » Francis Ponge, Introduction au galet (dans Proêmes). Le dessin envisagé comme outil d’exploration est acteur du déplacement. Et s’il reste à l’évidence agissant dans ma pratique artistique, il est aussi –en ce moment - engagé comme objet de recherches : il suppose un travail physique et une pratique mentale. La lenteur de l’exécution se trouve dès lors imposée par le temps qu’il faut pour se perdre : d’abord SE perdre dans son propre temps, puis peut-être se perdre en un sujet, s’enfoncer dans les sinuosités de matières et de textures souvent labyrinthiques, peut-être jusqu’à renverser une indéfinissable absence par la multiplication à l’infini des signes de présence…. C’est un travail solitaire qui ne supporte pas la mise en place de processus d’installation complexes, encore moins spectaculaires, ou les mises en scène sophistiquées qui placeraient la production dans une position secondaire. L’image doit s’imposer, seule, en tant que telle : se suffire, comme le dessin se suffit comme expression. Le choix de matières vivantes d’apparence trouble ou complexe répond sans doute à une obsession difficilement descriptible, d’ordre graphique et mentale. Il correspond à une irrépressible attirance, visuelle et viscérale, pour les dédales et les territoires à démêler, les lieux de recouvrement, les endroits de l’apparence. La peau, les poils et les cheveux possèdent par ailleurs une mystérieuse force métonymique qui fait que chacun d’eux, minuscule, me semble susceptible, comme une relique, de contenir toute l’étrange énormité d’une âme, d’un corps, ou d’une histoire… Territoire de mémoire et de sensation, l’enveloppe du vivant (animal, humain, ou autre) peut se présenter comme une vaste étendue cartographique, mystérieuse, de l’intime sous toutes ses formes (anatomique, psychologique, historique…). C’est pourtant un entre-deux qui enveloppe autant qu’il développe, masque autant qu’il raconte… : étrange et fausse frontière entre le dedans et le dehors, lieu de la fusion autant que de la division entre l’intérieur et l’extérieur, ou protection de l’un contre l’autre…. Stigmates. Le long de ces traces, marques de vie (de vide ?) et signes de mort (cicatrices, rides, plis et replis de peau), au fil de ses reliefs (veineux ou osseux) et de ses textures (capillaires ou pileuses)…dessiner. A l’impossibilité pour moi d’envisager le corps frontalement et dans son entier – dans la mesure où il s’agit aussi de le dire par les voix (voies ?) du manque et du vide – s’ajoute la tentation quasi permanente du décadrage, du décalage et de la rupture d’échelle. Mon travail opère (parfois jusqu’au vertige dans l’exécution) un incessant va-et-vient entre la réalité et une mise à distance de celle-ci sous forme d’extraction afin de présenter la carence et de proposer au regard un déplacement d’ordres visuel, référentiel et sensitif. Les cadrages, l’isolement et la fragmentation des sujets d’origine contribuent à les arracher à leur contexte initial pour les emmener vers d’autres territoires, imaginaires ou abstraits (2008)

 

 

Les Milieux: la Couronne, l'Egoût et le Bénitier... (sur les Milieux)


Un parmi d'autres. Grotte obstruée: mille et mille secondes, jours et années... Burinées de trésors et cancrelas. Centre minéral de l'impossible Cercle; infini serti, cerné: auréole à ses propres boursouflures. Balafre bouffie de passé, enflée d'innombrables futurs... Terrier bombé et turgescent, que rien ne personne n'oserait ni colmater, ni forer... Monticule puceau, il reste: s'acharne à jouer les caves innocentes et marbrées. Il sait, l'inviolé, l'inviolable, qu'il trace – seul – omnipotent – la marque matrice de l'Ouvrage. Serrure pour toujours aveugle. Puits, folie difforme et sans fond. Nid tranché, à la digne figure. Petit précieux, monstre raviné par la Nouvelle – Inélucatable – Solitude. Entrailles en l'air! Misère de pierre, rocher, souvenir et splendide promesse... Et puis...mourir la gueule scellée! Depuis le tout début, sacrée et sacrément scellée! L'Affreux tourbillone dans le coffre. Envers à l'Anonyme. Saint Fossile... (2011)


L'épaisseur et la solidité d'une coquille d'escargot...
L'épaisseur possède d'infinies possibilité d'opacité: mille-feuilles. Compter les couches.


L'image-couleur s'effrite et se bâtit en un même mouvement . Colosse aux tremblements continuels. L'édifice s'élève au fur et à mesure de sa fragilité. Frêle et forte fabrique dans laquelle doivent résonner les dissonances. C'est cela: la dissonance! C'est elle qui fait la force de l'image. L'inadéquation intrinsèque entre deux mondes à marier sur le papier.


Le faire est-il aussi important que le fait? Je crois bien. Ce qui est intéressant, c'est de construire le colosse aux mille dissonances...Une fois qu'il est debout, même s'il continue à grelotter, il ne m'appartient plus vraiment. Sa présence marque le souvenir d'un temps vivant. Est-il aussi source de rémanence pour le visiteur-regardeur?


Le sujet secret – le secret et la mémoire: la naissance et la fin de toute œuvre de création.
Première étape: déposer sur la feuille une fine couverture, translucide, de graphite ou de couleur.
Mémoire dispersée au mille coins de l'âme et au bout de chaque membre: reconstruction perpétuelle. La couverture: une pellicule vaporeuse, un tissu, un voile. Retrouver la mémoire. Si le souvenir est bien un simple fragment decette Mémoire, cela explique peut-être l'inaptitude à dessiner plus loin que des morceaux...
Dessiner: faire quelque chose de son temps – faire avec/ contre / pour le temps qui passe – faire passer le temps – faire exister le temps – faire vivre les jours.
La perte comme pratique et comme sujet: perte de soi, du temps, exister et faire vivre le temps. La perte du référent figuré, de la connotation, du symbole, de l'Histoire, de la marque identitaire, de la marque du dessin (la ligne). Dématérialisation. Expérience nerveuse de la perte.
La peau coïncide avec la surface du papier. Accumulation du corps dans son aspect iconographique. Corps disparu?
Combien de temps mesure une surface? Se laisser consumer par le sujet, puis reprendre le fil, se redresser...Décloisonner la surface du dessin: que l'œil ne trouve pas de frontière ou de point d'accroche. Qu'il soit en état d'errance et de progression: une pente, non pas un escalier.
Déployer le temps pour un résultat...quel résultat? La perte, le manque...Valeur du geste? Inversion des valeurs?
Les dessins: l'écriture, quand le temps – ou l'instant- de l'écriture = le temps de la narration. Le vécu est transcrit de la façon la plus instantanée possible: imposant un recul aussi fort que possible. J'aimerais que les dessins rouges soient des bouts immédiats de temps.
La poésie s'occupe de la page, du blanc, de la forme graphique...Les textes en prose oublient la page; ils remplissent des feuilles...la poésie ressemblerait donc plus au dessin.
Poésie= rythme et temps.
Qu'il n'y ait pas de parcours de l'œil, mais une totalité: ce qui ne coïncide à priori pas avec l'idée du corps, plus encore du fragment. Entrer dans l'oeuvre d'une façon différente de celle, traditionnelle, du tableau qui propose un trajet donnant sens. Comment pénétrer dans l'image figurative autrement que sur le mode de la route, du chemin de l'œil? La perspective devient volume, seulement. Ne pas avoir à chercher de détails.  Alberti: le tableau est une fenêtre ouverte sur l'Histoire. J'aimerais gommer cette temporalité: au moins unifier le parcours, le rendre si complexe que la vison se brouille, se perd. Aller entièrement vers un temps qui ne se mesure pas: donner à voir Mon temps. Dessiner mon propre espace de temps. Donner le moins possible pour suggérer le plus possible.
Le temps du dessin / de la peinture n'est plus un temps naturel. C'est un temps qui ne passe pas de lui-même, mais que l'on soumet en le faisant passer; en notant et en décidant son passage.
Il faudrait que le regardeur puisse appréhender le dessin rouge comme une expérience en temps réel: qu'il prenne mentalement et physiquement la mesure de la durée ET de l'action de dessin.
Passer le temps = Tuer le temps???????
Les dessins rouges sont définitivement d'une importance majeur, mais aussi de lourdes déviances...Jeux de soumission/domination – Dessiner: occuper les mains plutôt que la pensée?
Provoquer la plus forte rémanence possible: que l'image s'imprime sur la rétine le plus longtemps possible.
Le dessin doit présenter la force d'un instant non suspendu, mais au contraire, qui n'en finit jamais. La vibration qu'il propose est de l'ordre du vivant: un dessin (ou une peinture, dans certains cas), c'est le temps =
présent: du regard
passé: le « dessiner »
à venir: posé, mais vivant...
Il s'est passé, il se passe, il se passera...qqch.


Paul Valéry: « Le lion est fait de mouton digérés »


J'aime de moins en moins les lignes. Elles sont trop sûres d'elles: elles ne palpitent pas vraiment, et même si elles ondulent, elles restent lignes. Pas de transformation; pas de vibration; des espaces délimités, des champs fermés. Des frontières: pas de grouillement en vue, ou si peu...
Les zones corporelles dont la transparence (ce qui semble transparent) laisse supposer l'ossature. Les fausses symétries du corps. Les surfaces faussement plates. Toujours des zones vulnérables, car ouvertes, fragiles car en état de réception, soumises, plus passives qu'émettrices de signaux ou d'informations.
Le sujet doit être suffisamment ouvert pour permettre une errance vibratoire du regard (vers l'abstraction) mais également entrer en contact avec la couleur et le dessin: comment et où le contact s'établit-il? Pourquoi les zones corporelles fragiles et des cadrages accentuant leur vulnérabilité? Aujourd'hui, je ne sais pas...
Sur le sujet: zones étranges et vulnérables. Voir ailleurs, plus loin que le corps?
Les fragments à fort potentiel d'évocation fragilité/mystère/étrange: sont-ils dans la ville, dans la nature, sur des objets? Quels morceaux convoquent le flou de la mémoire et l'intimité?
Le mot « Anatomie » vient du grec anatomia, qui signifie couper / découper !!!. C'est la « science descriptive étudiant la structure interne, la topographie et le rapport des organes entre eux . Le terme désigne à la fois la structure d'un organisme vivant et la branche de la biologie ou de la mèdecine,
Point de vue anatomique des dessins: observation, découpes...mais PAS description: contrairement à l'anatomie, le dessin va plus loin que la constatation. L'aspect topographique est présent aussi: le corps comme espace d'exploration, parfois d'une façon méticuleuse, qui rapproche d'une conception cartographique, ou comme lieu de promenades mentales...La « dissection » est là aussi, du point de vue de l'attachement aux détails.
Synesthésie du rouge.
Une couleur ne prend sens que lorsqu'elle est associée ou opposée à une ou plusieurs autres couleurs. Le rouge, dans les derniers travaux, dialoguent avec le blanc: le blanc de la feuille, et celui des murs ou il sera exposé. Il faut penser au blanc.
Dessins rouges: enlever les grains de beauté, les cicatrices et autres marque personnelles qui sont les marques d'individualité = le contraire des dessins 57/92, qui sont des sortes de cartographies, des portraits saturés de signes.
Michel Pastoureau: le monochrome = le silence; le polychrome = le polyphonique.
Dessins rouges: la monochromie amène un silence. Le son du rouge devient l'émotion du son, pas le bruit en soi. Le silence domine, mais c'est une silence chargé de sons très intérieurs.
Dessin rouge : les passages d'une surface à l'autre deviennent diffuses. Les frontières, floutées, ne marquent plus des points d'ancrage ou des situations, mais l'errance au cœur d'une contrée où il n'y a plus de chemin. Plus de panneau. Plus d'indication. Une territoire où l'on pourrait tourner en rond, où tous les repères se sont évanouis.


Cf R. Barthes: « Mon corps n'est libre de tout imaginaire que lorsqu'il retrouve son espace de travail »
Dessiner: se soustraire à l'imaginaire.


Être engagé = s'adresser à l'individu, non à la masse.


Le dessin: il s'oppose à l'expérience de la passivité. C'est celle de l'action, de l'activité. Le choix du sujet = lier le problème du temps à celui de l'humain. 

 2010 - 2016



Iconographies...


Non seulement mon travail de dessin, parce qu’appliqué et réaliste, est souvent qualifié de « photographique » (à développer...), mais il trouve sa source iconographique et d'inspiration (au sens d'une motivation, d'un moteur créatif) dans la foule de photographies de proches, ou de moi-même, prises comme matériaux de dessins à venir.
Le fragment est donc lié à un sentiment de mensonge face à l'image donnée comme entière ; il refuse la représentation, le portrait « en totalité » : il cherche à figurer à la fois la trahison des visages et le mensonge des images,  des corps « complets », leur infidélité fondamentale et constituante, et la possibilité d'un « supra-réalisme ».
Ou peut-être la tentation méticuleuse et délicate de mon dessin se comporte-t'elle, contredisante, contradictoire, en rivale ou en concurrente de la photographie sur le terrain complexe et indénouable de la « vérité » (mais qu'il est délicat d'utiliser ce terme...une forme d'authenticité, alors? De présence?)
On pourrait alors faire l’hypothèse que
*le fragment dénonce, accuse l'infidélité du portrait entier, « en pieds » ou « en buste »
*le dessin défie – mais pas d'un point de vue formel (à revoir : mon sentiment d'être étrangère dans ma pratique artistique au mouvement hyperréaliste) la prétention réaliste de la photographie comme représentation d'un être ou d'une chose. C'est que le dessin rend présent en même temps qu'il présente, parce qu’il fabrique l'image en partant du blanc de la feuille. Il bâtit et produit, donne naissance (à l'image) : contrairement à la photographie, qui est « l'image d'une image », son enregistrement via l'appareil, la machine, la capture d'une réalité vue, regardée. Le dessin n'attrape pas, ne prend pas, ne piège rien du réel « concret » dans ses filets : il enfante, produit, engendre.

Deux questions essentielles, donc :
*celle du portrait / auto-portrait
*celle de la photographie
puisque mon dessin semble bien s'être construit contre (?) ces deux forces de (re)présentation : un de ses « types », une de ses « pratiques ».
D'où, forcément, en lien avec et contre la photographie de portrait et/ou de témoignage, un rapport au temps particulier : le temps de faire = faire advenir. Un temps long, étiré, nécessaire pour avoir le sentiment ou la sensation, plutôt, d'une intimité avec le sujet. Il ne s'agit pas de chercher une ressemblance (=rendre le plus fidèlement possible, redire, reproduire l'apparence de l'être ou de la chose traités), mais bien d'une quête, d'un désir de rapprochement (peut-être d'une forme de connaissance re/connaissance).

Si la photographie de genre « familial » (que je pratique pourtant, comme mère), provoque en moi un tel sentiment de malaise, c'est en raison de la rapidité du procédé technique, donc, mais aussi parce qu'elle repose sur cette présentation au « naturel » comme réalité. Les poses, par définition artificielles, des portraits officiels réalisés par un professionnel, me dérangent moins : l'artificialité est donnée d'emblée comme élément constitutif de l'image. Un portrait de mariage, ne serait-ce qu'un raison du décor, des costumes... n'est « pas vrai », et il ne prétend pas l'être: il revendique son artificialité comme constitutif du désir initial.

D'ailleurs, peu ou pas de prises de vue naturelles, dans mes travaux photographiques préparatoires : les corps sont mis en scène, placés, dérangés parfois, pour satisfaire l'envie d'une image potentielle à exploiter. Baudelaire : « est beau dans la nature ce qui est artialisé », « être naturel, c'est être anti-artistique » = éloge de l'artifice. Pas de quête d'un beau, cependant, dans mon dessin.

Un travail expérimental, c'est certain, dans le sens où « mon dessin » (mon dessin = dessiner + les images produites-les dessins) constitue une expérience physique et mentale. Expérience = vivre qqch. Cf Larousse : « connaissance acquise par une longue pratique jointe à l'observation » ou « épreuve, essai effectué pour étudier un phénomène ». En effet, chaque dessin est une tentative autant qu'un geste travaillant, un moment de vie.
 « Roland Barthes par Roland Barthes », p.42, face à la p.43, où sont reproduites 2 photos de R.B., une de 1942, l'autre de 1970 : « Mais je n'ai jamais ressemblé à cela ! - Comment le savez-vous ? Qu'est-ce « vous » auquel vous ressembleriez ou ne ressembleriez pas ? Où le prendre ? A quel étalon morphologique ou expressif ? Où est votre corps de vérité ? Vous êtes le seul à ne jamais vous voir qu'en image, vous ne voyez jamais vos yeux, sinon abêtis par le regard qu'ils posent sur le miroir ou sur l'objectif (il m’intéressait seulement de voir mes yeux quand ils te regardent) : même et surtout pour votre corps, vous êtes condamnée à l'imaginaire ». 2016