TEXTES (sélection):

*Julie Creen (critique d'art, commissaire d'exposition)
*Marie-Hélène Gauthier (maître de conférence, CRAE Rouen)
*Jacques Chesnais (historien et critique d'art)
*Christine Besson (Conservateur en chef du Musée des Beaux Arts d'Angers)
*Philippe Piguet (critique d'art, directeur artistique de Drawing Now)
*Armand Dupuy (écrivain)
*Alain Bouaziz (enseignant, commissaire d'exposition)
*Anne Kerner (critique, historienne de l'art)
*Josée Morel Cinq-Mars (critique littéraire)
* Renaud Buenerd (Editeur: Editions du Chemin de Fer)
* Francis Limérat (artiste)



 

Julie Creen - "Lombes"

Gisèle Bonin travaille les enveloppes protectrices : l’épiderme, les étoffes, les voiles. Des surfaces mises à nu dont elle travaille le grain, les aspérités, les ombres et les lumières. Fragmentées et isolées, les peaux monochromes sont envisagées comme des topographies intimes ou bien des paysages où silence et sensibilité s’accordent. À l’occasion de sa nouvelle exposition au Musée Jules Desbois à Parçay-les-Pins, l’artiste décide de confronter son travail à celui du sculpteur. Collaborateur d’Auguste Rodin et de Camille Claudel, Jules Desbois (1851-1935) développe une réflexion sur le corps, ses mouvements, ses tensions et ses expressions. Un passage est créé entre deux temporalités et deux approches du corps. Gisèle Bonin étudie les œuvres de la collection du musée pour produire un dialogue avec Jules Desbois en se penchant plus particulièrement sur les jeux entre les matières, les creux, les ombres et les lumières qui participent à la force de l’œuvre du sculpteur. Par le dessin, l’artiste en traduit l’essence. Elle observe alors la manière dont les volumesreçoivent et projettent la lumière. En s’inspirant d’une terre cuite intitulée Guerre, tête de soldat casqué (entre 1919 et 1920), Gisèle Bonin figure des casques militaires contemporains au moyen d’une mine de plomb et de fusain. L’addition technique lui permet de jongler avec les effets et les mouvements lumineux puisque le graphite renvoie la lumière, tandis que le charbon l’absorbe. Dans le prolongement de cette étude, elle s’intéresse à une œuvre incontournable du corpus de Desbois, L’Hiver (1908). L’œuvre présente un vieil homme nu, barbu, se tenant debout, la tête penchée vers le sol, les yeux fermés. Il tient entre ses mainsune peau de bête pour réchauffer son corps vulnérable. Gisèle Bonin choisît de travailler à partir du dos de l’homme. Un élément de la sculpture qu’elle fractionne pour en relever les textures du modelé. « Je traite les creux en m’intéressant aux parties saillantes ». Elle en renverse les valeurs lumineuses, les ombres se font lumières et inversement. L’artiste attache également une grande importance au musée entant que tel. Elles’approprie ainsi la barre métallique présente dans la salle des sculptures monumentales, pour y suspendre quatre longues bandes de tissus sur lesquelles sont reproduits quatredessins. Ces derniers reprennent les deux bras, la nuque et les épaules du Sisyphe de Jules Desbois, une sculpture monumentale réalisée entre 1910 et 1925. Deux pratiques se font écho. Une dernière œuvre vient souligner une autre dimension de l’œuvre du sculpteur : sa riche contribution aux Arts Décoratifs. Gisèle Bonin dessine les bribes d’un corbeau écorché. L’œuvre, réalisée comme un clin d’œil à une production plus discrète du sculpteur, met aussi en lumière le caractère sombre et dramatique de sa pratique. Par le prélèvement, Gisèle Bonin construit un dialogue charnel avec les œuvres de Jules Desbois dont les détails sont saisis et transcendés. Les dessins génèrent une mise en regard sensible et vibrante avec une œuvre dont les secrets restent à (re)découvrir.
2014
 

Marie-Hélène Gauthier - "Gisèle Bonin, une esthétique du toucher"

Pour Aristote, le toucher pose un problème sérieux, en ce qu’il semble ne pas se conformer au mécanisme général de la sensation, selon lequel l’organe sensoriel recevrait, de la réalité sensible, une forme prise abstraitement de la matière, le milieu intermédiaire ayant servi à la séparation impliquée1. De même que la cire reçoit l’empreinte de l’anneau mais sans le fer, chaque sens pâtit sous l’action de ce qui désigne un sensible propre, le son, la couleur, etc. mais non du phénomène sensible indifféremment considéré. Or précisément, l’exemple de l’anneau n’est pas anodin, la cire y offre ce réceptacle qui permet le détachement de la forme, reçue, de la matière, laissée aux portes de la puissance sensible. Pour chacun de nos sens, il y a, pareillement un milieu qui reçoit l’impression sensorielle et la transmet à l’organe sensoriel particulier, privée de cette matière que l’intermédiaire exclut de l’opération générale.
Et pourtant, dans le cas du toucher, les choses paraissent se soustraire au mécanisme retenu, en ce que, déjà, il offrirait la réception de plusieurs contrariétés sensibles : le chaud et le froid, le sec et l’humide, le dur et le mou, et ainsi de suite. La pauvreté des autres sens ne se sauverait alors que de l’enrichissement, réflexion faite, de leur spectre de réceptivité, lorsque parlant du son, comme substrat de l’ouïe, on n’ignorera pas les différences de l’aigu et du grave, de la douceur ou de la rudesse. C’est alors, inversement, une autre question qui doit être posée : si, du toucher, nous recevons des indications sensibles variées, quelle serait alors la substance unique qui en désignerait le sensible spécifique, et qui recouvrirait toutes les déclinaisons mentionnées ? Le tangible, certes, mais de quelle sorte de sensible parlons-nous, et pour quel sens ?
Car enfin, si chacun des sens tire de son milieu propre le tamis qui assure l’isolement de la forme hors de la matière sensible, quel sera le milieu du toucher, sens qui semble nous atteindre par contact, de façon immédiate et instantanée ? Est-ce la chair, qui reçoit bien chacune des qualités tangibles, la différence des milieux respectifs ordonnant aussi la reconnaissance possible des différents sens, ou la chair constitue-t-elle, directement l’organe sensoriel, réceptacle ultime de la forme ou qualité sensible, séparée de la matière ? Car on n’en démordra pas, la sensation naît en même temps que le contact : dans le cas du toucher, il n’y a pas de procédé dilatoire. Mais l’argumentation plaide en faveur de l’uniformisation du mécanisme sensible, et la chair désignera le milieu du toucher, celui par lequel nous sont transmises les qualités tangibles, de façon simplement plus rapprochée, dans le temps, comme dans l’espace, par contact, donc. Le sec et l’humide, le chaud le froid, le doux le rugueux nous apparaitront dès lors que venant s’imprimer dans cet intermédiaire de la chair, qui nous est interne.
On devine ce que cela peut impliquer quant à la peinture, au dessin, à tout ce qui prend appui sur le sens de la vue, l’espace et la distance l’accompagnant immanquablement, alors qu’il s’agirait d’accéder à l’immédiateté de la peau, de son grain, aux différences minuscules des réalités qui, dès lors que nous les approchons d’une ignorance de la main, s’offrent dans une variation sensible qui, pour s’inscrire charnellement en nous, pourrait signer le défi de l’art à les transcrire. Contrairement à tout ce qui doit encadrer la présence de réalités lointaines ou différées, il faudrait ici creuser l’absence de ce qui est présent, au point de confusion, pour en permettre la figuration. L’art puissamment délicat de Gisèle Bonin excelle en cela, qui s’attaque aux effacements, aux différences de présence de la peau, de l’épiderme, plis sensibles, grains révélés, nervures dévoilées, allant toujours du microscopique au macroscopique, comme il s’agissait autant d’aérer la chair que de nous en aveugler. Et plutôt que de nous en offrir une vision lissante, apaisante, reproduisant en cela ce qui signerait l’idéal artistique des œuvres qui témoignent des « absences du galet et de l’arbre », de cette indifférence au regard qui dévoie, tend le risque de l’affectation, et de cette ascension dans les vertus contrastées par laquelle tant d’artistes croient offrir une vision magnifiée et donc marquée d’amplitude et de lucidité acérée sur la réalité, elle prend ce qui se donne comme le parti inverse, d’entraîner les aventures du regard dans l’indifférence des choses qui sont présentes à elles-mêmes en nous étant absentes, parce qu’elles sont tout simplement, déposées là, en leur lieu, et que pour les approcher, il n’y aurait de méthode que d’enfoncement dans leur ajustement à elles-mêmes, par immersion : par conversion, donc, de la vision en vertu tactile, en saisie du tangible.
Une maîtrise technique époustouflante, qui associe comme deux dimensions dont on pourrait trop vite signer l’antagonisme. Le respect de ce que Roland Barthes appelait « le principe de délicatesse », innervé dans la douceur, cette vertu éthique qui porte l’amour ontologique, celui de la nuance, du « moiré », du détail infime et de la moindre singularité sensible, pour qui se refuse à tout discours d’arrogance, à toute pratique artistique qui écraserait l’individuation et ce qui singularise par delà tout critère d’identification trop aisément disponible2. Ces plis sensibles, ces déclinaisons, ces variations du réel, du mohair et de la peau, de la chair doucement bosselée, enfoncée, rétractée, ou comme lancées au regard, l’agrippant et le convoquant, sans échappée possible, Gisèle Bonin les enchâsse dans un maillage respectueux qui n’est jamais doucereux, de mièvrerie, mais de la précision d’un scalpel qui aurait fait vœu de silence. Au pastel, à la mine de crayon, elle trace ce qu’il appelait de ses vœux, une « philo-écriture », qui offrirait l’espace habitable de tout ce qui relève de la propriété menue, de l’intime, de ce qui bruisse autour de nous, nous donnant ce sentiment de la vie que nous n’entendons pas toujours, parce que ce qu’il y a de vivant en nous, hors de nous, serait écrasé de toutes ces recouvrements bruyants d’une communication pulvérisante, d’une culture agressive qui demande toujours que l’identité soit déclinée, sans lui laisser l’aération d’être et de se faire.
Et d’un autre côté cette délicatesse dans l’approche du grain, qui fait l’étoffe du réel et de l’art3 qui peut l’entendre, Gisèle Bonin la soumet à l’opération inverse de la sensation, celle qui offrirait le risque de sa perte, en ce qu’elle suit la logique du toucher, et non pas celle de la représentation. Dans l’esprit de délicatesse et du respect de la différence sensible, elle prend le parti de la différence la plus immédiate, celle qui se donne par contact, qui éloigne l’absence, et nous rappelle que si des choses nous sont présentes, que nous pourrions avoir à peindre et à dépeindre, c’est que parfois, loin qu’elles nous ignorent, et nous tiennent à distance dans cette indifférence qui les rend si justes4, elles nous approchent au point du toucher, qu’elles abolissent l’espace d’extériorité et suspendent la frontière entre elles, et nous. Dire la nuance alors, c’est ouvrir pour l’écriture le champ de sa plasticité : comment remettre à distance ce qui est venu à fusion, ce qui nous dirait la chose quand elle est venue se dire en nous, comment faire que la chair ne soit que l’intermédiaire, et en extirper ce qui s’y est donné comme dans un nid, s’y est glissé comme une égratignure étrange, et qu’il faudrait se reprendre soi-même, comme siège d’une sensation qui ne se confond pas avec ce qu’il reçoit. Comment rendre l’absence, qui fait la pureté esthétique, à ce qui a trouvé le moyen de se fondre en présence charnelle, et dont la chair propre est tissée à la nôtre ? Gisèle Bonin donne à voir ce tangible, donne à voir ce que la chair peut toucher, ce que la chair nous transmet du tactile du monde, parce qu’au lieu de le réduire en détail, en trait délicatement perceptible, elle le place comme sur la membrane oculaire, comme si, pour l’œil, et la vision, la distance devait être réduite jusqu’à simuler la proximité qui anime toute la puissance du toucher. Loin d’aérer l’absence autour des choses, reproduisant comme dans toute œuvre d’art près d’être aboutie les absences à nous des êtres qui sont vraiment, elle les enfonce dans la présence, dissipant toute velléité de distance par encadrement. La matière même nous est restituée dans un regard prisonnier, fait de l’invasion de la chair des choses, celles-là même qui sont si infimes, si délicates, si familières, que nous aurions pu céder au vertige de l’indifférence, et laisser aller nos pas de côté. De la toile et du dessin, elle déplie l’étoffe charnelle où la forme sensible vient se déposer : elle traduit le tangible dans le visible, elle réalise la conversion réussie de ce qui se sent à même la peau, dans ce qui se perçoit du loin des yeux. Elle creuse un réceptacle pictural au mécanisme sensoriel du toucher, en une opération qui n’est ni mince, ni indolore.

Marie-Hélène Gauthier, 2014




Jacques Chesnais:

" La première fois que j’ai rencontré Gisèle Bonin, elle était à sa table de travail, noircissant de la pointe de son crayon, une feuille de papier, par petites touches successives, précises, inlassablement répétées, presque mécaniques, sans jamais relever la tête, à la vitesse d’une larve d’insecte dévorant d’une façon déterminée et sans relâche, une feuille de rosier.
C’est en observant attentivement son travail que cette comparaison me vint à l’esprit. Dans les deux cas, il y a une feuille, la première apparaît de plus en plus lisible au fur et à mesure que le crayon avance, la deuxième disparait inexorablement sous les mandibules acérées de la chenille.
Mais là s’arrête la comparaison. L’art de Gisèle Bonin est tout autre. A vrai dire, il conviendrait de parler de styles, celui du point et celui du volume. Celui du point parce que le crayon qu’il soit mine de plomb ou pastel, est essentiel. La progression de son dessin se fait par points juxtaposés comme des agrégats d’atomes formant une molécule imaginaire, une nébuleuse cosmique. Aucune ligne droite, ni même courbe, aucun trait, même suggéré. La progression de son dessin se fait comme une petite vague montante qui dépose sans cesse de petits grains de sable sur une plage avide et accueillante.
Quant au volume, il convient de prendre un peu de recul car ce qu’on le croyait être un jeu curieux et facile, est en réalité une technique qui permet grâce à l’intensité du crayon sur le papier, par la juxtaposition des nuances du graphite du plus clair au plus foncé, détermine une forme, un volume et ce volume peut être au gré de l’artiste, un paysage, ou plus récemment dans ses dernières recherches, un élément constitutif du corps humain : un bras, une jambe, un torse ou le creux d’une main.
Ce procédé ou cette technique peu commune, modeste au premier abord mais spectaculaire quant au résultat, est, à ma connaissance, unique. Ce qui fait de Gisèle Bonin une artiste tout à fait originale.
Concernant ses thèmes, le spectateur peut être dérouté car ses œuvres ne sont pas spectaculaires au sens médiatique du terme. L’œuvre est plutôt intimiste, confidentielle, dérangeante, voire agressive. Quels sont ces corps ? Des fragments de statues antiques, des éléments décoratifs de la Renaissance, des corps démembrés d’une guerre ancienne, des plâtres provenant de l’atelier de Rodin, des lambeaux de corps humain extraits d’un charnier…C’est à la fois beau, puissant et morbide, mais morbide comme un sonnet de Baudelaire.
Lombes, tel est le titre de l’exposition qui se tient depuis le 14 juin au musée Jules-Desbois. Gisèle Bonin y présente des œuvres récentes directement inspirées ou en résonnance avec L’Hiver ou le Sisyphe de cet admirable sculpteur, collaborateur de Rodin. Autres que les dessins qui placés auprès des sculptures semblent être comme des frottis faisant ressortir le grain du marbre comme une peau arrachée, une installation monumentale de quatre immenses panneaux de tissus suspendus, intitulée Sisyphe 2014, évoque le désespoir de l’homme de tenter d’échapper à une mort inévitable.
Le travail de Gisèle Bonin est original et très novateur. Les plus petits dessins sont souvent les plus puissants. C’est beau, intense, troublant. On ressort de l’exposition comme différent, on ne peut pas être indifférent.
Enfin, ce petit musée, véritable écrin pour les œuvres de Jules Desbois, artiste génial malheureusement si peu reconnu, et qui plus est, situé à l’écart des centres culturels et artistiques, a su en accueillant le travail de Gisèle Bonin, assurer une transition, voire une continuité entre un fabuleux artiste du passé et une jeune plasticienne contemporaine.
Rappelons quand même, s’il en était besoin, que le Musée d’Orsay possède dans ses collections plusieurs œuvres de Jules Desbois dont une statuette en terre cuite, Torse d’homme et La misère, autre esquisse en terre cuite, sur socle de marbre : deux œuvres majeures de l’artiste, né en 1851 à Parçay-les-Pins. Ces réalisations magistrales ont été reconnues par les critiques du temps comme une valeur sûre de la sculpture française (excusez du peu !). Les musées d’Angers et de Nancy ainsi que le musée Rodin à Paris possèdent aussi des plâtres ou terres cuites de Jules Desbois.
Jules Desbois a tenté de trouver sa propre vision de l’expressionnisme, tout en adoptant à son tour, l’invention principale de Rodin : le fragment présenté comme une œuvre d’art.
Une filiation Rodin, Desbois, Bonin est assurément osée. Gisèle Bonin l’a tentée !"

Parçay-les-Pins, le 1er juillet 2014
Jacques Chénais


 

Christine Besson - "EntreOuvert", 2013

Les dessins de Gisèle Bonin expriment des sentiments mêlés: étrangeté, intranquillité, violence et fragilité. Ils exhalent une impression de lenteur, d’étirement du temps, de concentration extrême, une sensation d’apnée physique et mentale.
Par leur traitement à fleur de peau, ils disent la présence ou l’absence, la solitude ou le vide, l’extrême délicatesse et l’observation la plus acérée.
Si elle a choisi le corps humain comme sujet quasi unique de son travail, l’artiste, dans chacun de ses dessins «....s’attache à un fragment corporel contenant le moins d’informations possibles, mais pas abstrait non plus, pour tenter de trouver l’image la plus métonymique possible...»(1) Elle entraîne l’œil du regardeur vers une perte de repère, vers le déséquilibre. «...le temps qu’il faut pour se perdre: d’abord SE perdre dans son propre temps, puis peut-être se perdre en un sujet...»(2)
Dans ses œuvres, avec leur cadrage serré et leur décalage d’échelle, les fragments de corps quittent leur humanité, alors que les objets (les chaises, les couvertures...) s’animent d’un semblant de vie en suggérant une présence ou son souvenir.

Mais Gisèle Bonin a elle-même une grande familiarité avec l’écriture, qu’elle pratique, aussi précise dans son analyse que la pointe de ses crayons dans ses dessins. Ses textes parlent de son travail - avec force et lucidité - et de celui d’autres artistes - avec justesse et sensibilité.

C’est à certaines de ces rencontres entre littérature et arts plastiques qu’elle elle nous convie dans l’ouvrage qui accompagne son exposition au musée d’Angers. La collaboration avec deux écrivains, Marie Chartres pour Cette bête que tu as sur la peau (3) et Michel Butor pour Le Dit du mineur (4) est à l’origine du projet EntreOuvert (5).
EntreOuvert, précise l’artiste, «parce que c’est un travail qui questionne une tension, un entre-deux qui se déploie dans une sorte d’incomplétude, visant à figurer, à incarner l’Absence et les Absents. A rappeler, donc, une présence et des Présents». Mais aussi «Comment le dessin peut-il lire un texte, par-delà l’illustration, et inversement? Comment la création littéraire -l’expression verbale - et la création plastique - ici l’expression picturale- dialoguent-elles? Comment peuvent-elles se répondre? Quelles portes ouvrent le passage de l’une vers l’autre?»
Pour le savoir, Gisèle Bonin a proposé à des écrivains de composer une fiction ou un poème à partir de (et non «sur») des dessins ou peintures pré-existants. Jean-Noël Blanc, Christian Garcin, Denis Lachaud, Isabelle Minière, Eric Pessan, Jacques Serena et Carole Zalberg ont répondu à cet appel.

Il y a ainsi les dessins ou peintures comme lecture des textes inédits, ou plutôt les textes regardés par l’artiste. Et puis les textes composés à partir des dessins, les regards écrits des auteurs. Tous disent les moments de passage d’un état à un autre, le déséquilibre, la cassure, le dérisoire, le trop plein, l’exaspération, le basculement, la dérision aussi.
«Des portes s’ouvrent, des échos et des résonances se font entendre. Les points de vue, doucement, s’enlacent et se dépassent.»(6)


Christine Besson


(1) GisèleBonin, La surface du temps, notes de travail, 2008.
(2) Gisèle Bonin, Le Dessin: l’incontournable catégorique, l’indispensable suffisant..., 2007-2008
(3) 2011, Éditions du chemin de fer
(4) 2012, Éditions de l’Instant Perpétuel
(5) Ce projet a pris diverses formes lors d’expositions en 2012 et 2013 à Paris (34 bis rue Sorbier), à Hennebont
(Galerie-artothèque Pierre Tal-Coat), à La Roche-sur-Yon (Maison Greffier)...
(6) Gisèle Bonin, op cit.

 

 


Philippe Piguet - "Gisèle Bonin, le dessin mis à nu", 2013:

Curieusement, face aux œuvres dessinées de Gisèle Bonin, à tous ces fragments de corps – bustes, mains, dos, nombrils, etc. – et à ces tas informes drapés dans leur enveloppe, je ne peux m’empêcher de voir des photographies. De les voir comme si c’était des photographies. Non des tirages numériques, ni même argentiques, mais plutôt des épreuves à l’ancienne, façon bromure ou gomme bichromatée. « Je n’aime pas les papiers lisses, note l’artiste dans ses Écrits personnels. Je les préfère épais, granuleux : il faut qu’ils accrochent la mine, lui opposent une résistance, imposent leur marque. » Granuleux, tout est dit. En effet, tout est chez elle question de grain et c’est là le lieu de connivence. Du grain du papier à celui de la peau, l’écart est infime, le sens glisse et le crayon exulte. Se saisit-elle d’une feuille de papier, Gisèle Bonin ne dessine pas une forme, elle révèle une présence et l’image advient. Regardant un dessin d’elle, j’aime à m’imaginer que je suis dans le labo d’un photographe, lumière rouge tamisée, et que, penché sur la cuve du révélateur, j’attends ce moment surprenant où l’image apparaît puis comment, plongée dans un autre bain, elle se fixe aussitôt.
Gisèle Bonin dit encore : « La virginité de certaines feuilles me répugne. » Dessin et photographie ancienne ont ceci de commun qu’ils sont taches, voire salissures et, à ce titre, font traces. Entre matériau et support, l’osmose est totale. Le grain de l’un épouse le grain de l’autre pour informer cette présence. Tout s’opère dans le silence, à l’écart du monde, en un temps qu’aucune mesure n’est à même d’évaluer. Un temps non compté qui confère aux œuvres de l’artiste quelque chose d’une dimension indicible. « Dessiner, dit-elle, c’est s’affranchir d’une certaine forme de Temps : activité de retrait, d’astreinte, de dégagement. Vers la tranquillité et vers la folie : poser les limites spatiales et le calendrier graphique de son propre désert. Silence. » Oui, dessiner c’est être hors temps, en un lieu d’intimité et de repli, dans un frottement substantiel avec la pensée.
Quels qu’ils soient – noirs, rouges ou quelque peu teintés -, les dessins de Gisèle Bonin sont à proprement parler « effrayants ». Ils nous extirpent de l’état de paix en nous obligeant à l’impératif d’une confrontation dont nous ne sortons pas indemnes. Questions de cadrage, leur force n’est pas formelle mais mémorable pour ce qu’ils s’imposent à nous comme une part de nous-mêmes, nous renvoyant au ressenti d’une intériorité superlative. Ils ont beau être le fruit du travail de l’artiste - son œuvre -, ces dessins ne lui appartiennent pas. Ils sont à celui qui les regarde, à ce moment précis où il les découvre, irrésistiblement poussé à les fouiller, les creuser, les retourner. Son regard tente alors toutes sortes d’effractions et de pénétrations, il cherche à se glisser dans les plis, les interstices et les béances qui les constituent comme pour mieux les posséder. Le risque est en effet qu’ils lui échappent tant ils s’offrent à voir dans cette sorte de bizarrerie dont Baudelaire a dit qu’elle était le parangon même de la beauté.
Les dessins de Gisèle Bonin sont-ils d’ailleurs des figures de corps, de drapés ? Rien n’est moins sûr. Ils n’en sont que le prétexte, l’artiste ne les désignant d’aucuns noms qui les réduiraient à une quelconque contingence. Sinon à les identifier par séries aux titres génériques - parfois mystérieux - de « RV », « CD », « Rouges », « Dilutions », « Pièces », « Fragments », « Milieux », « Restes ». À Francis Ponge, l’artiste emprunte volontiers l’idée de proposer « à chacun l’ouverture de trappes intérieures, un voyage dans l’épaisseur des choses, une invasion de qualités, une révolution ou une subversion comparable à celle qu’opère la charrue ou la pelle, lorsque, tout à coup et pour la première fois, sont mises à jour des millions de parcelles, de paillettes, de racines, de vers et de petites bêtes jusqu’alors enfouies. » De fait, le dessin procède d’un sondage. Un sondage paradoxalement sublime (sub-lime, c’est-à-dire littéralement « qui est placé très haut ») - dans les profondeurs de l’être. Tout dessinateur est un explorateur, son travail ne consiste pas à illustrer mais à extraire, à faire voir, à mettre à jour, voire à nu. Aussi son œuvre se détermine-t-elle à l’ordre d’une matière première – une matiera prima – qui la situe en un point d’origine. Un territoire que n’identifie aucune individualité particulière mais qui tient à l’universalité de l’existence.
Les dessins de Gisèle Bonin s’offrent à voir soit dans toute l’extension de la feuille de papier où ils adviennent, soit a contrario dans une concentration quasi nucléaire. C’est qu’il y va ici et là d’une même relation au monde dans une approche métaphorique du cosmos dont le corps n’est autre qu’une figure de substitution. L’univers est en même temps tout et détail, étendue et ponctuation, diffusion et concrétion. Quelque chose d’un vertige et d’une opacité est à l’œuvre dans le travail de l’artiste qui invite le regard à l’expérience du vide et du plein. Que sanctionne communément l’idée d’une chute et d’une résistance. C’est que les dessins de Gisèle Bonin qui incitent au toucher sont d’abord et avant tout des expériences mentales qui se nourrissent d’une matière en toute proximité de la pensée. Dans son intimité même.
Philippe Piguet

 

 

"L'oubli" (Armand Dupuy) - 2012

 

Ici, par la force des choses, on apprenait l'usage modéré du temps. Non pas qu'il
manquât, bien au contraire, il dégoulinait des murs gris-bleu sans fenêtres. Il était vide
et partout, sans tremblé ni frein, d’une allure constante même dans nos rêves. On avait
son goût jusque dans la bouillie fade et lisse qu'on trouvait servie deux fois par jour au
pied de nos lits. On aurait dit qu'en passant ce temps poussait les murs car aucun
d'entre nous n'avait jamais touché ni vu le début ou la fin de l'endroit. Ce n'était pas
faute de l'avoir exploré, surtout les premières semaines. On avait arpenté
méthodiquement les couloirs, par groupes de trois ou quatre têtes. Mais derrière les
portes c'était toujours d'autres portes et les chambres identiques où l'on vivait
désormais. Le lit, le fauteuil dur et cet affreux motif aux murs. Le strict minimum
qu'on avait répété sans fin. On s'était lassé, les uns après les autres. On avait laissé les
recherches. Le remède à l'immense était l'infime. On s'était choisi un bout du lieu
qu'on n'avait jamais su nommer, chacun son petit quelque chose. Ça pouvait être
n'importe quoi : l’ourlet d'une couverture ou d'un drap, l'arête d'un accoudoir, le pli de
son propre pantalon. On s'en emparait comme si ce fût l'extrémité la plus précieuse du
monde pour l'effilocher durant des heures entre ses doigts. C'était pour se préserver,
peut-être, autant que par dépit qu'on avait fini par s'y mettre, jour après jour et de plus
en plus longtemps. Avec un peu de patience et d'habitude, par ce geste répété, on
s'oubliait. On oubliait d'abord ses jambes qui n'étaient plus d'aucune utilité. Elles se
détachaient sans peine et se dissipaient comme un peu de fumée. Ensuite, c’était le
tronc puis les bras. Les yeux fondus dans la masse ne faisaient plus cas de rien. On se
retirait finalement dans la pulpe du pouce et de l'index. C'est là qu'on vivait les heures
les plus douces... Oubliant les couloirs, sa tête docile et les semblables devenus trop
semblables. Mais, tout était toujours à refaire. On avait soudain l'impression que les
plafonniers brillaient plus fort ou qu'un improbable volet claquait... Et c'était terminé,
il fallait revenir. On était d'ailleurs revenu sans choisir, avant même de s'en rendre
compte. On racontait pourtant qu'il y a très longtemps certains s'étaient oubliés tant et
si loin qu'ils étaient restés. On avait tous entendu cette histoire depuis toujours. Toi, au
début, tu te représentais l'oubli – sans bien savoir ce que ça pouvait être – comme une
chevelure défaite. Son expansion lente sur la nuque et les épaules ravalait les vagues
ou les fleurs gris-bleu du papier peint. Comme chacun d'entre nous, tu avais appris
lentement. D'abord les jambes, le tronc, les bras, puis tu avais fini par laisser tes idées.
Alors personne ne te ferait croire le contraire : quand ton infime parcelle de monde
serait dissolue dans tes doigts, tu serais libérée.

 

Alain Bouaziz  - "Les empreintes aériennes de Gisèle Bonin"

Présenter le travail pictural de Gisèle Bonin s’est imposé au Centre d’Art Contemporain Aponia, lorsque dans ses locaux s’est tenu un salon de l’art et l’édition parallèles en  juin 2011. La production graphique et picturale De Gisèle Bonin déclinent l’une comme l’autre avec conviction une démarche de plasticienne aussi sensible et méthodique que conceptuelle et prospective en art.
D’abord formée à la musique et à la littérature, Gisèle Bonin a, depuis quelque temps déjà, choisi de ne plus se consacrer qu’à l’art visuel ; pour cela elle s’est,  formée à l’école des Beaux-arts d’Angers. L’image du corps l’inspire, du corps tel qu’il est de l’extérieur, à vue de peau et de surface si on peut dire, et tel qu’il peut être suggéré par le biais d’un détail ou d’une zone précise. Son travail est figuratif, analogique, d’une précision littérale et presque hyperréaliste par ses moyens. Ses techniques de travail questionnent en même temps les matériaux et les outils d’expression sans dissimulation.
L’aspect du corps à découvert est son inconothèque, elle y puise images et sujets à composer formellement et symboliquement, jusqu’aux limites où l’objectivité devient un enjeu. Ses engagements abondent dans les détails suggestifs : le creux et les plis d’un ombilic, le relief d’un téton plus ou moins environné de poils, le champ d’une poitrine dénudée ou d’un flanc droit ou gauche, un fragment de peau caractéristique, la verticalité d’un dos imprègnent son travail en l’incitant à mette en tension l’étendue et l’aspect documentaires des feuilles ou des toiles. Découpées comme des champs visuels, les œuvres tendent à l’abstraction. Les reliefs comme les sujets deviennent relatifs. Comme une fenêtre et un écran conventionnels, les principes d’une étude clinique et paradigmatique du tableau priment. Le grain, la coloration quasi monochrome des matières et des effets de colorations translucides ajoutent aux œuvres une aura de radiographies. Tout semble clair, en réalité ; tout est mystérieux.
D’autres images, à la fois mentales et corporelles s’imposent de fait avec l’apparence photographique et par nature inobjective des œuvres. Ces vues sont des agrandissements et ce sont des micromondes humains. Ce sont des sélections et des enveloppes. Ces images qui parlent d’effleurement du corps en ne montrant que sa partie la plus vulnérable font penser à des songes narcissiques.
L’usage bienveillant des correspondances analogiques et formelles fait aussi place à des transgressions où s’expose un projet davantage critique que descriptif et assurément plus conceptuel que sensible. A travers ses manières d’en éprouver les ressorts, Gisèle Bonin met en cause les codes visuels, réinvente et renouvelle les perspectives expressives du réalisme extrême (Domenico Gnoli, Jean Olivier Hucleux, Wolfgang Gäfgen…).
Son travail suppose et suggère en réalité plus qu’il détaille, il brouille les références, entremêle angles de vues, distances et biais d’artistes ; d’un mot, ce travail est plus imaginatif que servile. Ce n’est pas de réalisme que se préoccupe Gisèle Bonin, c’est de « semblance », d’allure générale et d’aspect subtil. La proximité lui importe moins que les dérives appropriatives du support et de l’image, moins que les impressions individuelles et les références intimes, moins que l’idée de narrations discrètes autour de l’origine des représentations telles qu’elles peuvent être incarnées par l’art. Ses images, un peu comme celles de Paul Klee s’estompent, s’allègent « au profit d’idées et de concepts qui trouvent — paradoxalement — dans l'image le lieu d'une épiphanie où les formes peuvent s'enchaîner selon des associations à la fois nécessaires et inattendues »*. Par ses manipulations plastiques, sa capacité à faire que le regard se méprend allusivement à vouloir départager les deux statuts de la toile et de l’image, le travail de Gisèle Bonin requestionne l’identité foncière des supports d’expression aussi bien matériels qu’immatériels. Elle réinvente une histoire en transposant les surfaces conjointes du support et de l’œuvre en vraies peaux visuelles.
Gisèle Bonin fait de l’image une enveloppe diaphane, une présence étendue, un tissu et un territoire presque sans autre objet qu’une apparence visuelle. Et au-delà, une empreinte aérienne.
Alain Bouaziz, septembre 2011
 

Anne Kerner - "Intérieur vu de dos..."

Éloge de la lenteur Même bouleversement. Même tension. Même morcellement du corps et appel du vide chez Gisèle Bonin. Même appel du dessin en référence au peintre Hammershoi. Mais contrairemen tà Isabelle Lévénez, ni griffonnage, ni « maladresse », ici. Au contraire. Le crayon impitoyable de l’artiste s’attache, se crampe à l’image du corps humain. Malgré des siècles de questionnement sur la représentation, malgré les multiples crises de la figuration, et peut-être à cause de celle de l’humanisme, l’artiste revendique le corps et ne croit qu’en lui. Ne veut que lui. Et elle se concentre sur sa peau. « Territoire de mémoire et de sensation, l’enveloppe du vivant (corporelle ou symbolique) peut se présenter comme une vaste étendue cartographique, mystérieuse de l’intime sous toutes ses formes (anatomique, psychologique, historique…) », écrit l’artiste. Creuser la réalité en creusant la chair. S’y attardant. S’y arrêtant sans cesse. Car la jeune femme s’applique, serre le crayon et les dents, se penche des heures sur la feuille, parfois jusqu’au vertige. L’aveuglement. Son geste lent creuse le papier méticuleusement pour aller au plus près de cette réalité du corps qu’elle veut donner. Dans ce travail physique et mental, Gisèle Bonin parle du « temps qu’il faut pour se perdre : d’abord se perdre dans son propre temps, puis peut-être se perdre en un sujet ». Pour s’enfoncer toujours, aller le plus doucement au bout du geste, sans faute, en virtuose, suivre les cicatrices, les rides, les plis et les replis de peau ou de tissu, et enfin livrer l’image à affronter. Car il faut oser regarder ces partitions anatomiques, téton, genou, cou, pubis, nombril, sein qui perturbent les sens et animent les pulsions. Non seulement décadrées, fragmentées, immensément agrandies, données dans leur réalité et leurs détails les plus fous. Par l’attrait de la plus grande visibilité, pour aller au-delà des limites de la narration, niant le spectaculaire et le sophistiqué, Gisèle Bonin provoque les émotions les plus intenses. Violentes. Avec ses explorations en tous sens, l’artiste laisse glisser, au ralenti, dans l’invisible. L’indicible. Éloge de l’effacement Pour l’exposition, Gisèle Bonin, interpelée par ces espaces « faiblement peuplés mais très habités », ce « vide chargé », des oeuvres de Hammershoi, a réalisé dans un premier temps une série de dessins représentant une chaise sur fond rouge sur laquelle est posé un tissu blanc, enroulé, tombant… Comme si l’absence du corps et de l’être, comme si les images du manque permettaient de dire sans raconter, de regarder sans voir. « La suggestion plus que la démonstration », dit encore l’artiste. Et le visiteur imagine, raconte des histoires autour de ces chaises et dessins rouges, de ce tissu immaculé… Pourquoi estil posé de cette manière ? Pourquoi sur cette chaise ? Pourquoi sur cette couleur écarlate, chair, humeur, sang ? Toutes les questions demeurent en suspens comme pour mieux illustrer cette pensée du Tao Te King : « Plein du seul vide, ancré ferme dans le silence, la multiplicité des êtres surgit, tandis que je contemple leurs mutations ». Éloge du geste Mue par la force de l’imagination, Gisèle Bonin offre encore dans ses « dessins rouges » toute l’ampleur de la force de l’effacement. Ici, la ligne disparaît dans la « matière », le « grain », vers « une forme de dissolution, une dispersion synchronique de l’oeil et de l’esprit, des nerfs et des émotions, dans un temps indéterminable et interminable, indéfini et infini », dit l’artiste qui n’aime pas les surfaces vierges mais l’âpre, le discontinu, l’inégal où le geste perd peu à peu sa violence. Elle remet en cause la visibilité de son travail d’inouïe minutie sur son frôlement quasi clinique de l’épiderme, sur ses chevelures si parfaites, si vivantes, sur ses poils et ses orifices si réels qu’ils vous surprennent. Paniqué. Dans les « dessins rouges », la ligne comme le geste cette fois se multiplie et se démultiplie pour livrer un brouillage, un effet vaporeux fondamentalement musical. Le regard ne suit désormais plus le trait, il se perd dans une infinité de traits, dans un évanouissement des gestes. Travail encore plus interminable. Encore plus difficile. Encore plus ardu. Comme si cette mise à l’épreuve du corps de l’artiste devenait une mise à l’épreuve de notre propre corps. Gisèle Bonin veut notre perte sans pourtant nous lâcher. Plongée sans fond. Une exposition. Deux artistes. Un même sujet d’inspiration. Deux jeunes femmes qui, par la volontaire absence physique dans leurs oeuvres, subjuguent par leur présence. Elles livrent par la très belle et ingénieuse mise en espace de leur contenu, par leur dispositif de chambres où chaque artiste s’exprime – phrase écrite, vidéos et dessins d’Isabelle Lévénez, dessins de Gisèle Bonin – un dialogue qui emporte leur travail avec encore plus de force, d’imagination et de trouble. L’exposition dévoile donc un dialogue intrigant et bouleversant qui donne une vie totalement nouvelle aux peintures peu connues d’Hammershoi. Elles élèvent à son plus haut degré cet « Art de la suggestion » dont parle le Tao Te King. Et montrent que derrière les apparences, l’homme ne peut plus atteindre que la lumière et l’ombre au vertige de l’être, l’immontrable, l’innommable, cette fraction d’absolu, cette béance qui a pour nom Beauté.

 2011

 

 

« Vous partez en voyage. Vous souhaitez voyager léger. Un seul livre autorisé. Pas intérêt à vous tromper. Dans la pile sur la table, il y a celui-là, petit, attirant, avec quelque chose de soyeux dans l’apparence. De sanguin aussi. Un peu inquiétant mais pas assez pour s’en méfier. Le dessin d’un drap en couverture. Un livre, un objet, un compagnon déjà familier. Il vous saute dans la main, et s’y love. Vous ne protestez pas. Vous ne savez pas encore qu’il recèle une bête, une petite bête de rien du tout qui va vous entrer dans le cœur et y demeurer. Longtemps. C’est un livre dont on ne se défait pas. C’est une histoire terrible d’enfants. Une sœur et son frère, abandonnés à la folie de leur mère. (…) Craignez, mais ne fuyez pas cette histoire cruelle et cependant infiniment belle, Cette petite bête que tu as sur la peau .
Cette bête que tu as sur la peau de Marie Chartres, vu par Gisèle Bonin, Les éditions du Chemin de fer, Nolay, 2011.
Un mot sur les superbes dessins de Gisèle Bonin, offerts en contrepoint - et non en illustration - au texte de Marie Chartres et dont la présence énigmatique ajoute au mystère et à la densité du texte et contribue à faire de ce livre un objet précieux. »
José Morel Cinq-Mars – Remue.net -  mai 2011

" Gisèle Bonin dessine au plus près de la matière. Que son crayon s’attaque à l’épiderme, à une chevelure, un infime détail de corps, poils ou nombril, Gisèle Bonin s’éloigne de l’identité et de l’anecdote pour révéler la matérialité même des choses et la lumière qui en transparaît.
Oui, le travail est virtuose, mais il a la force de ne pas se suffire de cette habileté pour nous interroger avant tout sur la matière, sur le temps… Et dans le travail réalisé pour Cette bête que tu as sur la peau, on s’étonne de tant d’émotion dans le plissé alourdi d’une couverture."
Les Editions du chemin de Fer - 2011

 

SOMA CRU

Gisèle Bonin pratique le dessin en clinicienne. Les traitements graphiques qu’elle opère sont le résultat d’une observation stricte de la réalité. En l’occurrence des fragments de corps humain dénués de toute identité.

Pourtant, et c’est là le mystère de ces œuvres, plus le travail de l’artiste creuse obstinément cette réalité, moins les certitudes s’imposent.

Que le crayon impitoyable de G.B désigne méticuleusement le flétrissement des chairs ou la profondeur des rides et c’est la question du beau qui est posée. Que la mine rouge se fasse moins précise, plus balayante, laissant un thorax humain sourdre lentement du papier et c’est la cage de l’âme qui préoccupe.

Ce qui est remarquable dans l’attitude de G.B c’est que des siècles de représentation du corps ne l’ont pas démobilisée. Sa quête d’une réalité crue l’amène aux antipodes d’un expressionnisme viscéral. La soumission à une savante technique graphique la soustrait à la tentation grandiloquente.

Ses dessins, en décalant le regard, mettent en péril la prétention de nos sociétés hédonistes et illusoires.

Leur sujet est la vérité. Telle quelle. Sans fard.

La précision naturaliste conduite à fleur de peau suggère que si la beauté peut s’accomplir dans un « grain »- ce signe équivoque du corps- toute vérité est bonne à dire,à dessiner, fût-elle celle de la tache ,de la verrue, de la veinule, ou du sillon.

Ainsi parle la Nature. Ainsi dit le corps.

L’irréfragable rappel qu’au commencement fut … le vieillissement.

Avec le temps la peau se plisse, se flétrit, s’encroûte, s’encorne, se caparaçonne, se pachydermise.

L’enveloppe s’abîme.

Nous mourrons.

Mais G.B n’est pas en quête de certitudes. Elle leur préfère le tourment de l’indéfinition.

Progressivement les partitions anatomiques- téton, genou, cou, pubis- qui disaient le corps en ses différents états se sont muées en « vues de l’esprit ».

Voici la suggestion d’un sein effleuré d’un crayon rouge qui pointe la possibilité d’un désir.

Plus encore, l’étendue indéfinie d’un modelé peu localisable ranime le fond où gît l’inquiétude.

On comprend alors que la perte de la représentation ou son repli dans l’inframince(1) libère un espace à peine lisible où la mémoire minée, carminée des gestes questionne le sens profond des choses.

Le spectacle du corps est recouvert d’un voile mental. Un glissement géo morphique nous a menés au cœur d’un désert rouge (2 ). Nous ressentons « la dissolution des yeux dans les lacs écarlates de la feuille »(3).

Le silence s’est déposé en poussières rouges.

Nous mourrons plus tard. Sans carnage.

 

Francis Limérat. Janvier 2009 .

cf Marcel Duchamp

cf Michelangelo Antonioni

Gisèle Bonin, notes de travail